Espaces reconquis

                                                                                    madeleine lommel

 

 

           Si les questions que pose l’art brut nous mettent si fortement dans l’embarras, c’est parce qu’il ne nous confronte pas à l’esthétique telle qu’elle est universellement connue, mais à ce qui touche au plus profond de notre existence.

            Il s’agit de la reconquête d’un espace dont on a été amputé ; folie, solitude ou toute autre souffrance psychique qui provoque un état de dépendance extrême.

Celle-ci peut par l’exaspération des sens devenir génératrices de hautes actions.

            Les débuts semblent se situer à l’aube du XIXe siècle ; auparavant, il était impossible au fou de se livrer à une quelconque activité puisque, tout d’abord enchaîné, privé de toute action, il fut ensuite livré à des moyens tout aussi contraignants.

            Les premières manifestations de cette aventure créatrice agirent comme une sorte de renaissance : la création, principe premier, prenait ses droits.

            Il fallut pour cela que des mutations s’opèrent dans la société : l’hôpital, jusqu’alors constitué en ville fermée, va se trouver dans l’obligation de suivre cette évolution.

Des activités se mettront en place, nécessitant l’appel de mains ouvrières ; chacun aura sa tâche, selon ses forces, ses moyens, son savoir, provoquant des initiatives individuelles.

            Certes le personnel est encore trop rigide, l’hôpital trop cadenassé dans des règles, des routines. Cependant, venant de l’extérieur, le matériau nécessaire aux exigences nouvelles va, pour ceux habités d’un intense besoin d’autonomie, ayant par ailleurs souvent gardé en eux les gestes d’un métier longuement exercé, devenir incitation à œuvrer pour leur propre

compte ; en cachette si nécessaire !

            Cet éclat, ce revirement dans la condition du fou, fut pour certains un moment de répit; allégea chez d’autres l’état de tourment perpétuel dans lequel ils se trouvaient, voire la possibilité de se réadapter à la vie sociale, premier signe d’autonomie où expériences, frustrations, détresses mélées vont, dans l’urgence, jaillir pour tenter d’ordonner son propre chaos, en autant d’espaces qu’il faut reconquérir pour qu’ils deviennent prolongement de soi.

            Nous ne connaîtrons jamais les mille et une ruses de l’esprit et du corps nécessaires pour y parvenir ! Qu’importe leur grandeur, qu’importe leur qualité ; l’urgence est dans leur conquête.

             Clément prit comme espace, le seul à sa disposition, les lambris de sa cellule ; comme outil, sa cuillère. Georgine Hu usa de papier toilette pour battre sa monnaie, tandis que Jeannot, séquestré par lui-même, se pencha sur son plancher.

Etre astreint à de maigres moyens rend le désir violent !

            Au-delà des murs c’est la même aventure créatrice ; difficultés, contraintes, rupture avec le monde peuvent par l’exacerbation des sens devenir provocation, revirement, rébellion.

             Ici pas de séquestration, mais l’abandon, l’oubli d’où peut surgir l’insolente nécessité de reconquérir l’espace qui vous revient !

             Jean Lefèvre électricien de son métier amoncela toutes sortes de matériel pour mener à bien la construction de sa machine à protéger de l’électrocution.

            Solange Lantier partit à la conquête d’un espace qui ne lui fut jamais accordé durant sa vie de femme, pendant que Léontine et Séraphine, vécurent l’une et l’autre une aventure si brûlante qu’elle les mena à l’irréversible, nous laissant d’une vie aux apparences sages les fruits d’un tumulte jamais apaisé.

 

            Combien est-il d’espaces interdits dans notre modernité ?

Combien de moissons intimes émergeront, s’ordonnant selon les lois impénétrables de la création ? création qui nous concerne si profondément qu’elle parvient à éveiller en nous des peurs dont nous nous détournons volontiers, pour aller vers ce qui nous semble plus confortable.

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La lettre :              1. Dubuffet et l'art brut   2. Architectures sans raison   

                                 3.  Le pays d'où elle vient     5. Expression brute