Dubuffet et l’art brut 

 

                                                                                             madeleine lommel 

  
     

                   

            Comment se fait-il qu'aujourd'hui on donne encore des mesures aussi normatives à un événement où le faire, pulsion première liée au principe de vie tient une place qu'on ne peut en aucun cas confondre avec une œuvre d'art, serait-ce la plus sauvage !

            Installés dans l'uniformité alors que le temps se devait de relever ce qui vaut par ses différences, à cause de ses différences, nous oscillons sans cesse entre des règles qui nous confortent et ce nous-même mystérieux qui nous habite depuis la nuit des temps.

            Nous ne pouvons cependant continuer à employer un langage ambigu, qui brouille le sens de ce qui se révèle avoir un caractère artistique sans en avoir les intentions, il nous faut tenter d'en cerner les raisons, mettre en exergue ce qui différencie et rapproche les hommes.

            La question qui se pose est donc la suivante : dans quelle condition la reconnaissance de ce faire que l'on nomme art, peut-elle avoir lieu si toutefois il s'agit d'art !

            Est-il approprié que ce qui se nomme art ne puisse venir que d'un artiste, tout comme de nommer artiste celui qui, pour des raisons étrangères à la notion que nous en avons, des raisons si éloignées qu'on devrait chercher à les cerner tant elles soulèvent des questions d'importance, nous fait nous embourber dans de curieuses équivalences !

             L'exposition « Dubuffet et l'art brut » qui se devait être riche en confrontation n'a fait que tout embrouiller davantage : on l'attendait simple et audacieuse, elle ne fut ni l'une ni l'autre.

Côte à côte, la tour d’Eben Hezen et Le palais du facteur Cheval ouvraient l’exposition ! Chercher un lien possible entre le fantastique surréalisant, dont seule la Belgique a le secret, et ce qui est puisé aux sources universelles, et quelqu’accents populaires, relève de l’utopie !

Pour on ne sait pour quelle raison déontologique, furent également écartées des œuvres d’auteurs appelés ironiquement « petits maîtres » – vieux relent auquel se réfère quelqu’épris de référence à l’histoire plutôt que de mettre en exergue ce qui caractérise l’art brut dans sa troublante humilité.

L’œuvre de Dubuffet directe et imposante mettait d’elle-même en exergue ce qui sépare les deux mondes et les propos tenus par l’artiste sont autant d’invites à marquer les différences :

“ J'affectionne les lieux clos bien délimités, abolissant ce qui les environne, créant un univers tout à portée des yeux et qui se peut commodément inventorier. Je trouve un confort à la claustration “

 Une telle intimité contrariait sans doute ceux habitués à établir une distance entre le public et l'œuvre ainsi sacralisée ! Emportés par l'habituelle nécessité d'enrichir l'histoire de l'art où les mouvements se suivent et se confrontent pour mieux s'interpénétrer, les organisateurs ne pouvaient être en état de comprendre ce qui en était réellement et de ce fait dans l'impossibilité de s'engager dans une juste confrontation.

 

Cette attitude n'a en fait jamais cessée et relève, par la convoitise qu’elle suscite de la part des nantis du savoir, davantage de l'ordre de la frustration que de l'incapacité à analyser les différences !

            Comment alors, ici, ne pas être tenté, de reprendre à l'actif de l'art brut ce qui tient en cette remarque faite par d’H.C. Cousseau à l'occasion de la sortie du livre de Price ARTS PRIMITIFS REGARDS CIVILISES :

« Qu'est-ce que l'art primitif ? Est-il vraiment "primitif"? Est-il vraiment de "l'art"? Peut-on parler d'histoire de l'art à son sujet ? Quel rôle devrait-il jouer dans les musées, les galeries d'art et les foyers occidentaux ? »

            Comment en effet ne pas tenir compte des pulsions fondamentales, soit l’affrontement de la matière, ce processus inné dont l’homme se doit d’user pour s’imposer en présence responsable.

Bien sûr aujourd’hui, il n’est plus de faire face aux éléments de la nature, mais il est de faire face à la société et aux hommes qui la composent.

 Il n’est plus de peur, de vénération, de sacrifice, il est refus de soumission, obligation de faire front au délaissement, voire au mépris.

Il n’est plus d’esprit communautaire mais d’individus en charge d’eux-mêmes.

Nourrit au fil des interdits, l'art brut est un fait sans précédent dans l’histoire. Il a, dès le XIXe siècle, surgi des lieux de la folie, de l'enfermement et de l'exclusion, au sein de structures identiques en des lieux et des conditions similaires, sous la poussée d'une humanisation, grâce à quelques visionnaires : médecins, intellectuels, artistes.

            « Né de la claustration et de l'exclusion,” nous dit Jean Starobinski.

B. Chapuis et V. Tinchant de leur côté soulignent :

“Il manifeste une tendance profondément inscrite en l'humain, une conscience de la finitude qui fouille inlassablement le visible avec l'invisible”

 

Acte simple et puissant lié à la nature humaine, issu de sa racine, l'art brut va provoquer autant de rejet, de doutes que de réticences tant il semble difficile de dissocier une attitude de survie, de nécessité d’avoir pied dans le monde, de celle de l'artiste naturellement ancré dans la vie sociale : son existence oblige à ce qu'on s'interroge sur ce qu'est l'art et ce qu'il est de lui !

            Il n'est pas une seule œuvre d'art brut qui ne nous mette face à ce dilemme, pas une seule qui ne soit faite d'autre chose que de la recherche de sa propre identité, de ce qui à été enfoui, oublié, interdit !

 Ainsi Lobanov sourd et muet, qui passa sa vie entière à hôpital dessinant ceux qui représentaient les maîtres de la Russie dont les images se trouvaient sous ses yeux, eut un jour par le truchement d'un photographe chez lequel il fut conduit, la révélation de sa propre image ! celle-ci se substitua dès lors tout naturellement aux seules références qu’il avait de ce monde, pour prendre la place qui lui revenait.

            Il en est de même pour Jules Leclercq, et si certains ne voient en lui qu’un copiste, c’est faire fi de ce que par le truchement des images qui circulaient alors dans les hôpitaux, il put, avec laine, fil, coton et autres chutes venant des filatures d’Armentières, aller à la recherche de l'enfoui, soit dans le geste du faire, retrouver son travail de chiffonnier et donner à sa vie d'homme oublié, un statut d'homme existant.

En regard, une analyse formelle, si pertinente soit-elle, s'avère impuissante à nous mettre en relation avec une œuvre brute puisque celle-ci ne tient en rien à une recherche plastique mais de la métamorphose qui s’opère dans la fusion avec l’intime.

Lentement et contre toute attente, le temps a creusé le lit où va trouver place ce qui hier en était exclu jusqu’à devoir céder à la pensée que ce qui la veille n'était qu'œuvre de fou est soudain habité de lumière.

Le faire, « acte élémentaire » sans équivalence avec celui que l'histoire de l'art nous offre, ne prend en compte que ce qui est l’histoire de l'homme qui a valeur par sa multiplicité, sinon ce ne serait qu’accident de l’histoire ! Et s’il n’y eut au moment précis de cette découverte aucune ambiguïté de la part des découvreurs fascinés par ce qu’ils cherchaient à atteindre, la question est devenue aujourd’hui d’une pertinente acuité !

Miroir de la condition humaine, l’art brut, puisqu’il révèle plus qu’il n’impose, qu’il éveille plus qu’il oblige, n’est-il pas tout simplement une mise en garde à notre propension au conforme et à la soumission !

 

 


Retour accueil L'Aracine

La lettre :            2. Architectures sans raison   3.  Le pays d'où elle vient   

4. Espaces reconquis   5. Expression brute