Quelle pédagogie pour transmettre l'art brut ?
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alain bouillet
II
est indéniable que l'art brut soit en voie de reconnaissance. De
nombreux musées l'accueillent, le conservent et l'exposent ; de
multiples recherches et publications lui sont consacrées ; il est –
qu'on le déplore ou qu'on s'en félicite – présent dans plusieurs
galeries et sur le marché international de l'art. Un public divers peut
donc désormais avoir accès, à travers cette diversité médiatique,
à ce qui auparavant n'était le privilège que d'une poignée de
collectionneurs et de curieux. L'un
des indicateurs de cette reconnaissance est que l'art brut semble
devoir, depuis quelque temps, retenir l'attention de l'institution éducative
– du moins par le biais de ses éléments les plus novateurs – non
seulement au coeur de l'institution scolaire, mais également sur le
lieu même des musées dont le rôle bénéfique des services éducatifs
n'est plus à démontrer. On
ne pourrait que se féliciter d'une telle situation, si l'analyse de
quelques expériences récemment menées ne venaient susciter, sinon
l'inquiétude, du moins un faisceau d'interrogations. L'art
brut risque, en effet, d'être "utilisé" par des enseignants
précurseurs, passionnés et consciencieux qui, séduits par
l'originalité et la haute teneur inventive de ses productions, peuvent
néanmoins tout ignorer de son histoire, de ses origines, de sa charge
potentielle en "valeurs sauvages". Et ne s'en servir que comme
"support pédagogique" propice – du moins le pensent-ils
sincèrement – à l'éveil et à l'entretien d'une créativité
enfantine en voie de dépérissement. Cependant,
l'art brut, peut-il faire l'objet d'une "transmission éducative"
? Et si l'on répondait : oui, il faudrait être en mesure de pouvoir préciser
: pour transmettre quoi, à qui et comment ? Et être en mesure d'énoncer
quelles pourraient être les finalités, les objectifs, les conditions
permissives, les dispositifs et les méthodes pédagogiques, les modalités
d'évaluation, etc., de cette transmission ? Questions qui se doublent
d'une interrogation concernant l'adéquation – ou l'inadéquation –
aux particularités de ces auteurs (je n'écris pas : ces artistes ) ainsi
qu'à la spécificité de leurs productions ( je n'écris pas : leurs
oeuvres ), des modèles déjà usités par ailleurs dans l'éducation
artistique... Ce
que laissent transparaître ces propos, c'est, entre autres, la crainte
de voir l'art brut soumis aux risques et périls d'une tentation pédagogique
- tant muséale que scolaire - qui, peu ou mal informée de sa spécificité,
risquerait de lui faire courir un triple risque : de confusion (avec
d'autres types de productions qui se sont engouffrées dans la voie
ouverte par Dubuffet), de banalisation (en le présentant comme un art
comme un autre, voire : comme un "moment" de l'art) et d'édulcoration
(en n'en voulant retenir que le côté "ludique"). Or
le plaisir esthétique, quel qu'il soit, s'annonce tressé de vie et de
mort. L'art brut, à sa façon, a porté ce tressage à son plus haut
niveau de visibilité et d'incandescence. De ce fait, il suscite en nous
des réactions ambivalentes. Nous laissant souvent fascinés ou
interdits, il nous fait entrevoir la face obscure de ce qui couve en
nous, faisant revenir quelque chose qui aurait dû rester caché, réprimé
ou refoulé. tout le monde n'est pas psychiquement en mesure de pouvoir
affronter l'impact de cette révélation, d'être confronté à ce qui,
du plus profond de lui, vient résonner sourdement au vu de ces figures
ou de pouvoir supporter la charge de cette tension. Enfants comme
adultes, mais sans doute différemment. Et
c'est pourquoi l'on peut demeurer extrêmement dubitatif vis à vis des
expériences pédagogiques qui, en toute bonne conscience (voire : en
toute inconscience), instrumentalisent les productions d'art brut à des
fins éducatives, le plus souvent au risque d'en désamorcer la charge,
d'en édulcorer la tension, d'en aseptiser la composante tragique et
douloureuse, d'en détourner le sens, de passer à côté de ce qui fait
l'une des spécificités de celles-ci : le travail du négatif, n'en
retenant que le côté "ludique" qu'elles n'ont pas (ou
rarement) sous prétexte de favoriser le débridage des imaginaires
enfantins et d'aller stimuler leurs capacités créatives. Que
faire alors ? Doit-on pour autant les livrer en pâture au regard et à
l'imaginaire du regardeur sans médiation aucune ? Certainement pas. II
s'agirait de prendre au sérieux la puissance et la complexité de ces
productions et de réfléchir aux finalités, aux dispositifs et aux
processus d'une pédagogie qui ne craindrait pas d'aller se colleter
avec ce qui, de l'art brut, vient nous révéler et nous enseigner les
replis intestins de la souffrance psychique d'êtres confrontés à l'épreuve
de l'enfermement social, physique ou mental, à travers les expressions
plastiques qu'elle engendrent. Reconnaître que le pulsionnel qui oeuvre
à l'état brut dans ces productions concerne évidemment les enfants,
tout autant – et sans doute moins médiatement – que les adultes. Et
se doter des moyens de le travailler avec eux sans en édulcorer la part
maudite. Et
parce que je n'adhère pas à cette conception d'une soi-disant
"immédiateté" de l'art brut – et que je pense que toute
expression artistique suppose nécessairement, pour qu'un sens advienne
à celui qui la regarde, l'existence d'une médiation – il me parait
important que tout spectateur, adulte ou enfant, qui en ressentirait le
besoin, puisse se voir proposer un soutien éducatif. Mais un soutien éducatif
qui aurait analysé la complexité de cette demande de savoir, qui
aurait interrogé ses propres visées, qui aurait réfléchi, soupesé
et médité les modalités de son discours, qui se serait questionné
quand à l'opportunité de répondre ou de déplacer le questionnement,
c'est à dire relativement à ce qu'il pense qu'il est judicieux ou non
de transmettre, à qui (son public), comment (son dispositif), à quel
moment (le kairos), et dans quelles formes (les modalités de son
discours). Et, encore une fois, qui aurait pris en compte, dans la mise
en oeuvre de son intervention éducative, la spécificité de son objet
(l'art brut), ainsi que l'anticipation des réactions de son sujet (le
spectateur), sans aller rabattre sur ceux-ci – dans l'urgence ou l'irréflexion
– les recettes du premier modèle pédagogique ou esthétique venu. Entendre
que, si l'art brut est un art, il n'est certainement pas un art comme un
autre et demande de ce fait une esthétique, une éthique et des modalités
pédagogiques spécifiques. Ce qui nécessite une formation appropriée
des transmetteurs. |
La lettre : 1. Dubuffet et l'art brut 2. Architectures sans raison 3. Le pays d'où elle vient 4. Espaces reconquis 6. Expression brute |