Nostalgie et avant-garde

 

                                                                                    madeleine lommel 

  
     “Certaines œuvres”, écrit Dubuffet, “qu’on pourrait qualifier de marginales - marginales par rapport à l’art brut - dues à des auteurs de diverses sortes - dans certains cas même à des artistes quasi professionnels ou en quête de le devenir - où se manifestent des positions et intentions plus ou moins parentes à celles qui nous occupent sans qu’elles leur soient cependant suffisamment étrangères aux courants...”

     Ceux dont parle Dubuffet et qui ne sont pas des artistes dans le sens que l’entend l’art savant, revendiquent avec lucidité leur position en marge de tout circuit : par tempérament ils suivent une voie qui les tient en dehors de tout engagement nous obligeant à analyser leur œuvre au plus près et à respecter leur choix. 
     Ainsi en fut-il de Gaston Chaissac, d’Eugène Gabritschevsky, de Michel Macréau, de Schröder-Sonnenstern, et de quelques autres d’une liste qui semble s’allonger considérablement. 
     L’art des fous, celui pratiqué en hôpital psychiatrique s’entend - certains artistes sombrant eux-mêmes dans la folie - fut peu contesté ; d’autre part il est difficile aujourd’hui d’évaluer ce que représentait la révélation d’un art dont les auteurs ne possédaient aucun bagage artistique, si même bien souvent l’artisanat, ou plus précisément les métiers d’art, fut une des sources les plus féconde de leur conversion. 
     L’analyse judicieuse de certains avant-gardistes, Paul Klee ou les surréalistes, va être à la clef de nombreuses investigations hors des lieux clos de l’hôpital. 
     Le foisonnement de la pensée dans lequel était plongée cette époque, l’allant et l’audace qui en découlaient firent que l’on se trouva face à une multiplicité de travaux sujets à bien des réflexions et de ce fait à des erreurs d’appréciations.
     Tandis que Dubuffet reconnaissait en Chaissac, un auteur d’art brut, celui-ci non seulement le réfuta, mais revendiqua haut et fort la place qui lui revenait à la fois hors des circuits balisés et de l’art brut ; ce qui fut par la suite admis et reconnu par Dubuffet même qui l’assuma pleinement. Plus tard, ce sera Michel Macréau qui manifestera avec force son indépendance.
     Le temps qui s’est écoulé entre l’époque où le fou était enchaîné et celui qui circulait librement au sein même de l’hôpital, le temps où le paysan ne travaillant que l’outil grossier indispensable à la vie de la ferme jusqu’à sa conversion en paysan artisan, dont il ne restera plus au fil du temps que l’artisan nanti d’un savoir de plus en plus élaboré, témoignent des métamorphoses qui s’échelonnèrent sur à peine un siècle. 
     Dans ces bouleversements l’art savant, lui, se tient au-dessus de la mêlée : il reste seul à faire l’histoire. Les controverses mêmes en son sein finissent par s’éteindre et à l’enrichir, cependant que certains, attentifs aux métamorphoses, se tournèrent fascinés par des œuvres conçues en dehors de tout raisonnement artistique ; ils surent non seulement l’apprécier mais en tirer leçon !
     Quelle leçon en effet, que de se trouver face à des univers multiples, comme désordonnés par leur dissemblance ; une grappe de productions allant de la sombre nostalgie d’un Miguel Hernandez à la gestuelle géométrique d’un Francis Palanque, de l’innocente exubérance d’un Pépé Vignes au gigantesque royaume secrètement conçue par Henri Darger, ou encore de ces inventeurs aux trouvailles fécondes et inutiles à ces bâtisseurs d’architectures détonantes, sans oublier ceux qui, issus des régions minières, partirent en quête d’un guide spirituel afin d’y puiser l’espoir d’un futur meilleur et qu’on ne peut en aucun cas assimiler aux expériences d’artistes et d intellectuels. 
     “Certaines des œuvres, dit encore Dubuffet, parlant de celles qui ne sont en rien de l’art brut, sont d’ailleurs remarquablement subversives et inventives, et c’est souvent seulement le lien de leur auteur aux circuits culturels ou I’excès de son information dans ce domaine qui nous a conduit à les exclure de la Collection de l’art brut proprement dite pour les grouper dans la Collection annexe
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     Dubuffet soulève là un point fondamental qui revêt aujourd’hui son véritable aspect, souligné par ceux qui se tiennent là où il semble qu’on les apprécie le mieux ; ce qui tout compte fait, est relatif puisqu’ils perdent en même temps de leur ingénuité, mais il est plus encore, l’engouement récent de la valeur marchande est parvenu à envahir ce qui en semblait exclu, révélant un aspect non seulement des plus regrettables mais des plus suspects, puisque établi en dehors de ceux à qui l’on donne aujourd’hui généreusement le nom d’artistes alors qu’ils furent, il n’y a pas si longtemps encore, objet de mépris. 
     Trop discrètement relevé par Dubuffet qui ne pouvait s’imaginer un tel futur, il en découle les atermoiements que nous connaissons aujourd’hui à propos des œuvres à classer ou non au sein de l’art brut même. 
     Sans doute est-il plus aisé de parler art, face à Chaissac ou face à Soutter que face à André Robillard ou à Kurt Wansky ! mais c’est aussi faire fi de tout un pan de la nature humaine, de ce qu’il y a en elle d’ingénieux, d’audace et d’effronterie naturelle. 
     En vérité reste sous-jacente la nostalgie du grand art avec tout ce qu’il représente du savoir et de cet idéal culturel qui assurent la continuité de l’histoire.

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La lettre du mois : 1. Dubuffet et l'art brut   2. Un monde silencieux qui fait beaucoup de bruit   3. Architectures sans raison   4. Le pays d'où elle vient   5. Espaces reconquis   6. Quelle pédagogie pour transmettre l'art brut ?